Un homme déclame, seul :
Le père de mon père était douanier. Un sous-fifre. Un gabelou de rien du tout. Sa vie, il l’a passée à patrouiller sur le Rhin. Dans un canot. II a eu son heure de gloire pourtant. À la fin de la deuxième guerre… Un David helvétique face au Goliath nazi. Quand les alliés ont traversé le fleuve pour aller écraser le Troisième Reich, quelques soldats allemands sont restés coincés dans leurs bastions au bord de l’eau. Plus de ravitaillement et les boules de sortir de leur trou. Ils crevaient la dalle. Mon grand-père connaissait leurs positions… La nuit -et à la rame pour ne pas faire de bruit – il est allé les cueillir un par un. Pour leur donner de quoi manger et les mettre à l’abri. C’est héroïque, vous ne trouvez pas? Peut-être qu’il leur a sauvé la vie… Et n’allez pas le traiter de collabo! Il ne s’agissait pas de ça… Un héros, voilà tout. Un homme de coeur. Un homme de courage. Un altruiste bon comme le pain. Tout le contraire de moi.
Il s‘arrête pensif, amer, presque triste.
Moi aussi j’aurais aimé être un héros. Juste une fois. Ça m’aurait suffi. Avoir ma photo dans le journal. Vous voyez ? Mais maintenant, il est trop tard. J’en aurai plus le temps… J’ai rendez-vous, je vous l’ai dit. Cette nuit, à trois heures.
De sa poche, il sort un canif, fier et ragaillardi.
Je l’ai toujours avec moi ! Je ne voudrais pas rater l’occasion si elle se présentait. Sauver une vie, ça c’est quelque chose! Même une vie tout à fait minable. C’est absolument indiscutable. Ça fait de vous un héros sur-le-champ.
Il s’interrompt un instant, rêveur, puis se reprend :
Je vous vois venir. Vous allez me demander à quoi bon un couteau pour sauver une vie… Oui. C’est que j’ai ma petite idée bien précise… Depuis longtemps.
Il attend pour faire meilleur effet.
La trachéotomie ! Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas? Ça a l’avantage d’être très spectaculaire. Avec du sang et du bruit… Ça en jette, une trachéotomie !
Il range le couteau dans son pantalon.
Et il faut un sacré courage! Depuis le temps, je me suis bien informé… faut pas croire. Ça se mérite d’être un héros. Et ça se travaille. Écoutez ça !
Il récite, en se baladant.
Inciser juste sous la pomme d’Adam… Plus difficile à trouver chez les sujets féminins et les enfants… Au niveau de la première dépression en dessous du larynx, exactement entre deux anneaux trachéaux… Très délicat… À cause de la proximité d’artères importantes… Et des cordes vocales… Ne rien abîmer et travailler très proprement… Une petite incision, toute nette… Bien doser sa force… Ne pas oublier que la blessure sera examinée ultérieurement par un médecin…
Il s’arrête. Un temps.
Il va sans dire que vous avez tout intérêt à ce que celui-ci soit satisfait de votre travail. Il se pourrait que la presse aille s’informer…
Un temps.
Vous imaginez le dépassement de soi qu’il faut pour aller percer une gorge comme ça, à vif ? Et l’effet que ça ferait aux témoins ? Oui, bien sûr… Il y aurait des témoins… C’est très important. Sinon ça n’a pas de sens. On ne fait pas de héros sans témoins. Ça va de soi! Vous imaginez le récit qu’ils feraient au rescapé ?
Au centre, les yeux par-dessus le public et avec beaucoup d’emphase, il improvise :
N’écoutant que son sens du devoir – ni une ni deux – il a sorti son couteau sans la moindre hésitation, et contre notre avis même, il l’a enfoncé dans ta gorge avec la précision d’un chirurgien. Le sang giclait et on a entendu un immense gargouillement… Tu respirais ! Pas une seconde il n’a paru décontenancé. Et il a essuyé ton sang avec sa propre chemise. Après, il a attendu l’ambulance avec nous. Et une fois assuré par le médecin que tout allait bien, il s’est poliment excusé en disant qu’il n’avait rien fait d’extraordinaire. Que c’était là son devoir. Rien de plus. Un grand homme, à n’en pas douter. Et d’une modestie…
Avec émotion :
C’est pas beau ça ? La gloire assurée… La reconnaissance éternelle… Et avec un peu de chance, une photo dans le journal.