Le troupeau se fait, se défait, se refait. Qu’est-ce qui les pousse à se rassembler, à se bousculer en marchant, en courant, en broutant, en bêlant ? Puis à s’étirer sans fin sur le sentier, l’un derrière l’autre, jusqu’au prochain bouleversement de l’ordre des moutons, que décidément l’homme ne comprendra jamais. Son rôle à lui, c’est de surveiller, rassembler, compter, prévoir les zones de pâture, planter des clôtures là où c’est possible, parer les sabots, désinfecter les yeux, intervenir pour les mises bas qui se passent mal……

Et le chien, comprend-il les moutons ? Impossible à dire. Son rôle est de courir, aboyer, avertir, faire replier au centre, ou plus bas, ou plus haut, là où le maître veut. Les moutons obéissent au chien, le chien à l’homme. C’est ainsi, cela en a toujours été ainsi. C’est simple et compliqué à la fois.

Le berger s’appuie sur son long bâton, observe la marée blanche qui ondule cette fois vers la gauche. « Au centre ! ». Le border collie infatigable se relève, court ventre à terre, contourne la marée jusqu’à l’arête, puis redescend. Les moutons ont déjà compris. Les premiers repartent sur la droite, les autres suivent, tout simplement. Car un mouton, ça suit son congénère. C’est compliqué, un mouton parce que ça grimpe même là où c’est trop raide ou dangereux, mais c’est simple parce que ça suit l’autre. « Bien, Tango ! retour ! ». L’animal termine son arc de cercle, revient s’asseoir à droite du maître. Il lève un oeil, attend. L’homme sort la main de sa cape et déjà le chien happe le sucre récompensa-teur. Puis il repose sa tête sur ses pattes avant.

Tableau pastoral : le troupeau, le berger, le chien. La montagne en arrière-plan : verte, gris clair, gris foncé, gris moyen, blanc, brun, noir, la palette de la montagne, quoi ! Et les bruits : les clochettes, les bêlements, les aboiements, le torrent parfois. C’est tout. Tableau idyllique : nature, simplicité, bonheur.

A première vue, oui. Mais si on observe de près le visage de l’homme sous le chapeau, on le sent préoccupé : ça nuit au tableau idyllique.

La nuit passée le berger s’est réveillé avec un drôle de sentiment. Quelqu’un était là. Pas dans son gîte. Dehors. A-t-il entendu du bruit dans son sommeil? Il ne sait. Non, juste cette sensation. A-t-il peur ? Non. Qui pourrait venir la nuit dans ce lieu si éloigné ? Il se lève sans bruit, enfile un pull, ouvre la porte. Le chien gémit et relève la tête. « Reste, Tango ! » Sur ces paroles rassurantes, l’animal repose la tête, mais demeure en alerte. L’homme laisse la porte entrouverte, risque la tête à gauche, à droite, puis à nouveau à gauche, vers le parc de nuit. Il se glisse à pas lents et prudents le long de la cabane, s’arrête, hume. Quoi ? Non pas l’odeur des bêtes, mais cette intuition en lui. Ses yeux s’habituent à la pénombre, une demi-lune l’y aide. Il avance encore. Parvenu à l’angle, il s’immobilise. Seuls les yeux continuent à fouiller d’abord là vers les bêtes endormies, puis ils élargissent leur cercle, plus haut, à gauche, au centre, à droite, au centre, à gauche. Rien. Visuellement, rien. Mais la sensation bizarre demeure. Il reste immobile de longues minutes. On n’entend que le torrent, un raclement d’animal par-ci, un mouvement de dos ou de tête par-là. Un quart d’heure peut-être. Il n’a toujours pas bougé, dans le paysage rien n’a bougé. Tango non plus : il aurait émis au moins un grognement si quelque chose l’avait alerté. Alors l’homme fait lentement le tour de la cabane, s’en éloigne un peu, observe le tout et rentre. Le chien, tête levée près de la porte, semble interroger son maître. Ce dernier lui flatte l’encolure de la main: « Bien Tango, bien obéi ! « . L’animal gémit de plaisir. Cinq ans qu’ils vivent cette osmose : déjà à trois mois, parmi sa fratrie, le chiot avait attiré son œil: l’éleveur le lui déconseillait, trop joueur, trop foufou. Mais le moutonnier s’entêtait, il ne savait pourquoi, son instinct lui disait que celui-là ferait quelque chose de sa vie de chien. Le dressage avait commencé : au début l’animal avait effectivement de la peine à s’assagir, mais après beaucoup de patience, de fermeté, de récompenses suite à un comportement approprié, il s’était montré plus discipliné. De plus en plus. Lui aussi s’attachait au berger et maintenant, l’homme saluait sa perspicacité, jamais chien n’avait si bien rempli le rôle qu’on attendait de lui.

En se recouchant, il repasse dans sa tête la dernière demi-heure : l’œil n’a rien vu, l’instinct a senti. Il peine à se rendormir. Le matin le voit se lever fatigué. Mais rapidement le travail habituel le happe.

« A droite, Tango ! » « Bien, Tango ! » Quelques jours se sont écoulés. Le beau temps revenu, l’homme profite du soleil. Il a déplacé les bêtes : par temps sec on peut les faire pâturer au Véla, endroit plus escarpé, où les clôtures sont impossibles. Tango redouble de travail: infatigable. L’homme l’apprécie non seulement pour cette qualité, mais surtout pour la complicité qui les lie, pour sa présence qui lui permet d’oublier un peu sa solitude. La famille est restée en plaine, les conditions spartiates de l’estive ne permettent pas de l’accompagner. Son deuxième fils, neuf ans, l’accompagne seulement lorsqu’il occupe le chalet de Valère, plus confortable. Lui, ne rêve que de moutons : le père hésite à l’encourager dans cette voie où le travail dépasse et de loin, le salaire. Mais l’enfant semble si heureux d’évoluer parmi la marée blanche! Peut-être que dans dix ans les conditions changeront un peu : quoique…. L’estive restera l’estive, la montagne aussi.

« Le torrent, Tango ! » Le chien a déjà anticipé, les bêtes doivent à tout prix rester à distance de l’eau. Et voilà les imprudents qui courent, bêlent, se dépassent, se bousculent…. C’est cela, une vie de mouton. Obéir au chien. Simple. C’est cela une vie de chien: obéir au maître. Simple. Et la vie du maître ? Simple et compliquée à la fois.

Troisième nuit au Véla. La lune est presque ronde. Encore deux nuits, elle sera pleine comme une femme prête à accoucher. Tout dort.

Cette fois, c’est Tango qui donne l’alerte : grondement sourd = danger ! L’homme passe brutalement du sommeil à l’éveil; une boule au ventre l’étreint aussitôt. Quelqu’un est là, dehors. Il se dresse sur sa couche : « Silence, Tango ! » L’homme se lève, enfile une veste, la configuration du chalet lui permet de passer directement de l’intérieur à la remise à bois, dehors : tapi dans l’ombre, il observe. De longues minutes. Le troupeau sommeille. Rien.

Un mouvement infime, là-haut, à gauche : l’homme ne le quitte plus des yeux. On se déplace à pas retenus. Un chien ? Mais qui viendrait d’où ? Un autre animal ? A ce moment, à l’intérieur, Tango grogne à nouveau = ennemi ! L’intrus descend en oblique vers le troupeau. Mais un nuage cache la lune. Quand elle réapparaît, les yeux de l’homme retrouvent l’animal sombre, à faible distance des moutons. « Tango, attaque ! » Le chien n’attendait que cela, il file comme une fusée, aboie furieusement. Et dans la marée dormante, un mouvement s’entame, ça bouge, ça bêle, ça se lève, ça se bouscule, ça panique : tout pagaille, le troupeau éclate en tous sens, clôture piétinée, le chien fonce à travers, direction ennemi. Ce dernier a déjà effectué un repli rapide vers le haut. Le berger voit les deux bêtes noires grimper à toute vitesse à la même distance l’une de l’autre, et les bêtes blanches à tous les points cardinaux…..

Il aura fallu trois heures à l’homme et au chien de retour, la mine défaite, pour rassembler la majorité des ovidés. Refaire la clôture écrasée. Une trentaine de têtes manquent à l’appel, on verra demain.

La fin de la nuit voit Tango dehors, un œil sur ses protégés, et l’homme dedans, les yeux grand ouverts. Impossible de les refermer. Sans cesse, le film repasse dans sa tête, et une question : « Et si c’était un loup ? » L’été dernier, le berger de l’Au de Mex, pas loin d’ici, avait vu son troupeau décimé :  19 bêtes mordues, blessées, égorgées, éventrées. Un vrai carnage. La veille, il avait fortuitement aperçu au loin un canidé dans ses jumelles, chien ? loup ?
Plus tard, les traces ADN avaient confirmé le deuxième.

Le matin suivant se passe à essayer de retrouver les bêtes encore égarées. Près du torrent, des traces de sang, huit moutons dégringolés, noyés, tués. Une dizaine reviendront d’eux-mêmes. Les autres ? On verra. L’homme sent le découragement le guetter : la vie ici est déjà si difficile, si encore le loup ? A qui confier son souci ? A Tango ….

La nuit suivante voit l’homme noué de l’intérieur : après avoir flatté le chien dans l’enclos, il rentre et essaie de dormir par quarts, comme sur un bateau, sauf qu’il doit assurer tous les quarts. Difficile entre les cauchemars, le demi-sommeil, l’éveil et le rendormissement. A ce rythme-là, il ne pourra tenir longtemps. Mais que faire d’autre ?

24 heures après. Pleine lune. Aucun nuage, visibilité presque comme en plein jour. Toutes les deux heures environ, l’homme émerge de son léger sommeil, sort faire une ronde. Tout se passe bien. Il tente de reprendre confiance, Tango veille.

Il lui semblait redormir depuis une minute, des aboiements furieux le tirent de là : d’un coup, son corps exsude par toutes ses pores. La peur. La peur pour ses bêtes. Il se projette dehors, sous ses yeux, le même spectacle nocturne recommence : l’éclatement du troupeau affolé, mais en plus Tango aboie, attaque la bête, se bat avec elle. Qui mord qui ? Qui grogne ? Qui est dessus ? Qui est dessous ? Une éternité. L’homme ne voit plus que ces deux-là, n’entend plus que les gémissements de plus en plus faibles, voit la bête s’enfuir en boîtant, il s’approche du border collie et n’a que le temps de passer la main dans le pelage taché de sang avant de sentir les membres se raidir, il hurle « Non, Tango, non, Tango….. » mais c’est fini, fini, seule la lune peut témoigner de son désespoir…..

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