Wanda joue sur son héritage de bois. Les notes bleues se mésentendent : l’instrument, un piano à queue anachronique datant d’avant-guerre et arborant fièrement une estampille qui n’existe plus, se désaccorde chaque nuit davantage. Peu importe, les touches d’ivoire, parées d’une patine noble et brunâtre, resteront longtemps encore un gage d’authenticité. Une composition de son cru – elle ne sait pas interpréter – calme et lente – elle ne sait pas composer des morceaux qui trouent le cul – assaisonne le silence fade du salon. Unis dans la désuétude, sa musique et son instrument s’entrelacent voluptueusement, accompagnés dans leurs étreintes par le bruit des pédales. Elles vocifèrent depuis toujours et au fil des années leurs grincements véhéments se sont approprié les mélodies de Wanda avec tendresse. Leurs cris ne la dérangent plus maintenant. Ils font partie de l’arrangement. Elle n’écrira jamais ce qu’elle compose : personne ne lirait correctement une partition dont les trois portées auraient pour armature clef de sol, clef de fa, clef de pédale à lubrifier.

Un ornithologue apparaît. Il porte une calvitie hémisphérique mais semble droit et honnête : ses longs cheveux noirs ne la voilent en rien. Moustache et barbe étayent ce qu’il peut dire et ses yeux, bleus et vifs, contrastent avec ses mains plus âgées que lui, blanches, cassantes, pleines de ces taches qu’une longue expérience donne au cuir humain. Son veston trop serré en velours côtelé beige magnifie son front gigantesque et l’intimité blanche d’une poche de son pantalon noir prend l’air. II a la mine fatiguée d’un jeune homme laborieux attendant la retraite.

– Bonsoir! s’exclame Wanda sans lever les yeux, mécontente de devoir abandonner son activité. Hier au soir elle et l’ornithologue avaient dîné ensemble, comme tous les soirs. Au cours d’un interminable monologue, l’homme lui avait exposé sa théorie de la Selbstdarstellung.

Le scientifique avait soutenu que les oiseaux qui évoluent en peloton, ceux que l’on observe parfois par mauvais temps et qui tournoient pendant des heures au-dessus d’un même point, accomplissaient un acte gratuit :

– Un acte gratuit! Vous comprenez Wanda? Il est manifeste qu’ils ne cherchent pas à se déplacer! Et ce n’est pas non plus comme chez les vautours… Eux, ils font cela dans un but opportuniste, pour se nourrir… Non, chez les oiseaux dont je vous parle, il s’agit d’autre chose…

À ce point, il avait volontairement marqué une pause pour donner à la suite de son propos l’éclat des choses pour lesquelles il fallait savoir patienter: il avait prévu que sa césure rhétorique dessine sur le visage de Wanda une expression expectative, mais rien ne s’y était produit. Ne se laissant pas démonter, il avait poursuivi avec emphase et en roulant exagérément le «r» :

– Il s’agit de Selbstdarstellung!

L’ornithologue – italien – nourrissait une véritable passion pour la langue allemande, mieux adaptée selon lui aux choses de la science, concise et chirurgicale comme un scalpel. Afin que Wanda comprenne, il avait traduit le terme par autoreprésentation, puis, avec un soupçon d’arrogance, ajouté :

– Quel dommage que vous ne parliez pas l’allemand… Il ne s’agit pas de la représentation qu’un peintre peut faire de lui-même en réalisant, par exemple, un autoportrait. Je parle de la représentation idéelle, abstraite, qu’une conscience se fait du corps physique qu’elle habite… Vous comprenez ? Une conscience… Ces oiseaux… Ils s’imaginent eux-mêmes en vol, glissant dans l’air, exécutant des figures magnifiques de grâce… Et c’est par un langage universel, celui de leur corps, qu’ils l’affirment… Non ! Mieux ! Ils le crient haut et fort : « Regardez comme je suis beau ! Regardez comme je sais bien voler!
L’enthousiasme lui avait coupé le souffle. Après un temps, sans que Wanda n’ait cherché à combler le silence, il avait repris plus calmement :

– Du reste, cela expliquerait aussi les vols groupés : chaque individu est à la fois acteur et spectateur… C’est tellement évident, Wanda : qu’est-ce qu’une représentation, fût-elle auto, si elle n’a pas un public ? Extraordinaire, vous ne trouvez pas ? Surtout lorsqu’on sait que ces volatiles ne sont en fait rien d’autre que des sortes de reptiles améliorés… Puis, en tendant les bras pour singer des ailes, il avait répété, plusieurs fois:

– Regardez comme je suis beau ! Regardez comme je sais bien voler !

Wanda ne s’était de loin pas montrée insensible à l’évidente beauté poétique de la théorie de la Selbstdarstellung. Mais l’idée qu’un animal non humain puisse avoir une activité aussi vulgairement anthropique que de se la péter devant ses congénères l’avait désobligée. Elle ne pouvait pas être d’accord avec ça, mais elle ne protesta pas. Fermement résolue à ne pas se lancer dans un ergotage barbifiant, elle s’était contentée d’acquiescer paresseusement : barbe et moustache arguaient en faveur de la science. Puis elle avait pensé que tous les ornithologues du monde avaient une cervelle de reptile amélioré. Une cervelle d’oiseau, unique et commune, qu’ils se partageaient tous.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.