Nous ne nous rencontrerons jamais.
Je vous écris tous les jours, mais je n’envoie jamais la lettre.
Ne me demandez pas pourquoi, je ne le sais pas moi-même. Nous devrions donc ne jamais nous rencontrer. Pas comme on l’entend habituellement. Et sûrement pas de mon vivant.
N’y voyez aucune lâcheté. Ni peur de la déception. Ce que je vous écris n’est pas de l’ordre du fantasme. Au contraire, tout ceci est concret. Il s’agit d’une vie. Celle-ci. La mienne.
J’ai dit plus haut « pas de mon vivant », car je ne vous enverrais cette lettre qu’une fois certain que je mourrais le lendemain. Je vous les ferai porter toutes ensemble, et vous les lirez comme bon vous semble. D’une traite, ou lentement. Jour à jour, ou sans calcul ; dans le désordre pourquoi pas.
Je ne suis pas lâche, je l’affirme. En revanche, la peur m’étreint. Un peu chaque jour. Parfois plus, parfois moins. Tout m’effraie. Vous, que je ne connais pas, moi, que je connais si mal, les murs de ma maison, si fragiles, faits de trop de matières inconnues, friables… l’air même qui m’entoure et pourrait disparaître, sans un avertissement. Sans un frémissement annonciateur. Comme on ferme les yeux…
Je vous écris, car nous ne nous rencontrerons jamais. Même si nous nous croisions, nous n’en saurions rien. N’importe quel visage pourrait être le votre. Aussi, je n’essaie pas de vous dépeindre, ni de vous imaginer. Je n’ai choisi ni votre sexe, ni votre âge, ni votre taille ou la couleur de vos yeux. Votre profession n’a aucune importance, ni non plus votre caractère, votre tempérament. Je sais, de manière absolue, que vous serez doux. Qu’en me lisant, quelque chose s’apaisera en vous. Votre estomac, ou votre dos, ou encore, je l’espère, votre cœur, se détendra doucement, presque malgré vous. Comme un poing soudain se rend compte, serré sur lui-même, les ongles marquant la chair, qu’il enferme du vide, et, s’ouvrant à peine, laisse à nouveau le sang circuler dans les veines.
Je le sais car c’est, à l’heure où je vous adresse ces mots, ce qui se produit en moi.
La solitude, et la peur, se desserrent mot à mot, le temps d’une lettre. Le temps d’une page s’emplissant de ma voix silencieuse, s’étirant dans les airs, les pattes en appui sur le papier. Sorte d’oiseau longiforme aux ailes froissées qui tente de prendre son envol, maladroitement, comme une grue sur un lac. Chaque pas imprimant ses ondes concentriques, chaque coup d’aile fragile prenant plus de puissance.
Du fond de mon lac, je vous écris, j’envoie vers vous ces mots d’oiseau maigre. Migration de ma solitude vers la votre. Souffle d’air effleurant votre joue.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.