Août 2014, quelque part en Alsace. Une auberge. Le village s’appelle lutter, il se prononce luttèrent. Il est à deux pas de la frontière avec le canton de Soleure à peine plus pour le Jura Suisse. Je dormais. J’ai été réveillé en sursaut par quelque chose qui ne fait pas de bruit comme le chant d’un coq mort ou l’attente d’un enfant qui n’a pas été conçu.

Depuis, j’observe avec une certaine inquiétude, je scrute et j’écoute la nuit mais je n’y décèle ni signe, ni geste, à peine l’ombre d’une inquiétude ou alors un souci.
Dans le lit voisin, mon fils fait entendre son souffle métronome, régulier comme le ronronnement d’un fourneau.
Pourtant, il y a cette évidence – quelque chose – qui cloche au clocher de l’église, quelque chose qui s’accroche à la paroi et refuse de se jeter dans le vide. Une chauve-souris peut être ou une âme perdue. Sur la place, devant la mairie, le monument aux morts. D’ici // entendu comme de ma fenêtre d’hôtel ou aussi comme cent ans plus tard // je le vois érigé dans la nuit comme un obélisque de Marmouset ou comme un doigt d’honneur en ciment décati qui dirait : merde à la guerre.

Il y a une liste de morts sur le monument. Les morts du village, tous cousins, tous frères. Et des monuments aux morts, il y en a un dans chaque village. Tous réunis ça ferait une forêt funéraires, une liste sans fin de frères et de cousins. De parts et d’autres des frontières. En gros et sans pinailler, il y eut 18 millions de morts à la grande guerre, 9 millions de civils, 9 millions de militaires, 9 millions dans un camp idem pour l’autre.
Bel équité dans l’effort des charniers, enthousiasme égalitaire pour le cadavre à la tonne.

Dans le détail ça donne 1,4 millions de trouffions en moins pour les frenchies, 1,8 millions de russcoffs, 2 millions de bosch. Mais à quoi bon pinailler? On ne va pas tenir compte des fracassés, des rêves et des gueules brisées.

18 millions de morts en un peu plus de quatre ans, c’est fortiche.
Un gros paquet de cadavres.
Empilés les uns sur les autres, pèle mêle, frenchies, russcoffs et teutons réunis dans un charnier.
Ça donne une montagne de puanteur, de viscères, de membres éclatés, une montagne de gerbe. La pisse et la chiasse y ruisselle en torrent.
12’000 morts en moyenne par jour.
Une petite ville en moins, à la régularité du métronome, plus de 20’000 les premières semaines du conflits. De quoi remplir les cimetières. Fissa.
60’000 australiens, 75’000 indiens ont été convoqués pour enjoliver les statistiques, chez eux perte civile = zéro
En suisse aussi on a souffert, privation, soldats mobilisés 500 jours à la frontière, sans salaire autres que trois bières et deux clopes, une manif en 1917 à Zurich qui fit trois morts, grève générale l’année suivante pour faire peur aux bourgeois.

Des suisses, amis de la France se sont engagés volontaires. Combien? 5 milles, ou 6 milles. Un tiers a trépassé, deux autres tiers sont restés pour raconter l’horreur, certains le firent avec un enthousiasme douteux. Le poète Cendrar y a laissé sa main, il paraît qu’elle gratte encore le sol à la recherche de l’or.
Combien de Suisse au côté des allemands? Je n’en sais rien.

Pour les valaisans le choc de 14-18 fut particulièrement rude. Les festivités du centième anniversaire de l’entrée du Canton dans la confédération sont annulées. Pas de réjouissance sur la planta. Ce n’est pas que les morts de chez les autres nous auraient empêché de fêter, c’est les hommes à nous qui sont mobilisés aux frontières. On avait déjà le monument : une statue, toute de pierre vêtue, rigide comme un cierge, froide comme une bougie sur un gâteau. Cette paysanne aux gros souliers représente le valaisan offrant ses fleurs et chantonnant comme un premier communiant : – tiens ma couronne, je te la donne, au ciel n’est-ce pas, tu me la rendras, au ciel n’est-ce pas, tu me l’as rendras. On avait commandé les tonneaux et réservé les fromages.

Annulée, la fête, rangée la valaisanne, oubliée la dame.

Au sortir de la guerre, plus personne n’en voulait, comme si la couronne de marguerite et de gentiane était fanée. Plus tard, bien plus tard, on l’a installé sur un petit piédestal, tournant le dos à Berne, comme une jeune fille qui ferait la gueule à son fiancée, qui irait marche arrière au mariage parce qu’elle a trop patienté. Comme un couple qui ne se reconnaît déjà plus, comme ces gueules cassées au sortir des tranchés, veuf avant d’avoir convolé, veuve sans consolation. Europe défigurée. On l’a appelée Catherine pour rire un coup // il faut bien rire un peu // parce qu’elle semblait condamnée au célibat.

Une vieille fille au gros soulier. Catherine, Catherine.

En tournant le dos à Berne, elle voit le ciel d’Italie et il lui est venu un désir de méditerranée qui serait la promesse d’autre chose.

 

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