La forêt s’éclaircit enfin et le jour s’amenuise au travers du feuillage. Je jette rapidement un regard aux autres pour leur intimer l’ordre de m’attendre et m’avance au milieu des branchages repérer un endroit propice où nous poster.

Nous sommes une douzaine à être partis chasser à l’aube, laissant nos proches dans l’inquiétude. Des rumeurs circulent et l’appréhension a gagné les rangs. Même ceux d’ordinaire si aguerris s’alarment et sont aux aguets, non comme des chasseurs vigilants, mais comme des proies apeurées jetant des regards anxieux aux fourrés que nous longeons. Plusieurs fois déjà il m’a fallu faire face à des mouvements de repli désordonnés où chacun cherche au plus vite un abri, qui se glissant contre un tronc, qui se tapissant dans une anfractuosité du sol. J’ai toutes les peines du monde à conserver notre cohésion habituelle et dois faire montre d’autorité pour rappeler qui est le chef. Je suis encore respecté, mais ces temps troublés par la peur de l’autre ne valent rien à la paix sociale, le moindre bruissement d’une feuille est prétexte à remettre la hiérarchie en cause ! Le plus infime craquement fait frémir et des descriptions sanglantes d’un lointain passé, ravivé à chaque génération par nos anciens, s’imposent aux esprits rendus dociles par la crainte.

La raison est simple : « IL » est revenu hanter nos sous-bois !

Celui que l’on croyait disparu de nos contrées, chassé à l’autre bout du territoire, celui-là même qui était capable de faire souffrir ou de tuer sans en avoir le naturel besoin, ce grand et musculeux prédateur patient et sanguinaire au regard pétri d’intelligence était de retour.

Les histoires les plus folles circulent à son sujet. On va jusqu’à évoquer une certaine ressemblance sociologique avec nous : chacun dans leur groupe connaît sa place, son rôle, obéit à des règles de comportement strictes. Parmi nous, certains vont jusqu’à prétendre qu’il possède le langage. D’autres affirment même qu’il peut être fidèle toute sa vie à la même compagne… Mais nous ne sommes pas nombreux à le croire !

Un jeune inconscient, il y a longtemps, les avait suivis jusque dans leur tanière. Il avait décrit avec force détails la répartition des tâches de chacun. La recherche de nourriture, l’éducation des petits… Peut-être ces similitudes dans nos modes de vie nous angoissaient-elles ? S’apercevoir que celui que l’on a toujours cru différent, nécessairement terrifiant, était finalement plus proche de nous que nous ne le pensions, voilà qui avait de quoi déstabiliser. La majorité des miens réagissait violemment à cette idée. Il était plus simple d’en faire un monstre facile à haïr, et nous en avions fait notre ennemi privilégié et séculaire : nous étions les deux plus grands prédateurs et il ne devait en rester qu’un.

Aujourd’hui, je doute qu’il soit revenu. Il aurait dû franchir tant de territoires pour y parvenir ! Il avait été repoussé si loin ! Les seuls à avoir récemment vu ses traces étaient de vieux solitaires, aigris par le bannissement du clan, pressés d’en récupérer la tête en se faisant les apôtres d’un futur chaotique afin de reconquérir la place si convoitée de meneur. Retrouver cet ascendant naturel sur les autres qui courbaient l’échine devant vous et vous apportaient les plus beaux mets et les plus belles compagnes.

Et quand bien même serait-il là, si l’intelligence était effectivement l’apanage de nos deux espèces, il n’en pouvait aller autrement qu’en acceptant la cohabitation. Il n’y avait rien à gagner à une lutte qui décimerait nos rangs. Ils n’étaient même pas bons à manger ! Et on m’avait conté des rencontres merveilleuses entre représentants de nos peuples, des moments d’aide mutuelle, d’admiration et de respect l’un pour l’autre… j’avais la faiblesse de vouloir y croire. Il se disait même que certains de nos fils perdus auraient été recueillis, nourris et éduqués avec autant d’amour que s’il s’était agi des leurs. Nous n’étions malheureusement qu’une poignée à penser ainsi.

L’orée du bois est proche quand, à quelques arbres de moi, retentit un craquement. Je tends instinctivement l’oreille tout en me figeant, puis j’avance lentement en me tassant le plus possible jusqu’à quasiment ramper. Tous mes sens sont en éveil. Un court instant l’idée d’appeler les autres me traverse l’esprit, mais je suis trop conscient du déferlement de haine et de violence qui s’en suivra. Je sens tout de suite que ce n’est pas un gibier ordinaire et l’empreinte sur laquelle j’ai maintenant le nez confirme ce que mon instinct m’a déjà appris. Le roi est de retour et veut reprendre son royaume. C’est du moins ce qu’auront beau jeu de dire mes ennemis aux dents longues et à la langue bien pendue.

Ce qui m’empêche peut-être aussi d’appeler les autres, c’est simplement que ce que je vois, là, en face de moi, me voit aussi !

Nous sommes tous deux si semblables dans nos attitudes que la situation serait cocasse pour qui eût pu la voir. Nous avons chacun peur de l’autre, mais la curiosité nous retient, nous immobilise au plus près du sol comme pour rentrer sous terre. Malgré tout, je le devine immense. Ses yeux, vifs, intelligents, écarquillés pour ne rien perdre de l’instant, me fascinent. Ainsi c’est toi ! Toi, qui a chassé notre peuple, tué les miens, massacrés nos petits… J’ai peine à le croire tellement tu sembles me regarder avec… respect et admiration. Nous n’avancerons pas plus l’un vers l’autre, c’est sûr. Et je n’appellerai pas les miens, même s’ils ont raison… L’Homme est de retour dans nos forêts !

Nous restons là, à nous observer, Homme et Loup, chacun étant pour l’autre la proie d’en face.

Je relève un peu le museau pour cueillir d’éventuelles odeurs portées par le vent, mais ce dernier a tourné et je l’ai désormais, inutile, dans mon dos. Les oreilles dressées, je m’assure que ma meute ne vient pas à ma recherche, inquiétée par ma longue absence. Ce temps suspendu, privilégié, entre lui et moi, découle de notre égalité dans la découverte de l’autre, la peur de l’autre, et la maîtrise de l’autre. Notre nature profonde, neutralisée par l’équilibre de cette confrontation, serait irrémédiablement brisée par l’irruption d’un seul de nos semblables.

Soudain, l’homme saisit un objet autour de son cou. Je retrousse les babines et montre les crocs. Mes longs poils noirs se dressent sur mon échine. On s’effrayait aussi de leurs armes dans nos histoires à faire peur. « Il ne mord pas, il ne griffe pas, il ne s’approche même pas : il tue ! » Disait-on. Celui qui me fait face a des gestes lents, rassurants, mais le cliquetis de l’engin ne me dit rien qui vaille. Instinctivement, un grognement guttural sort de ma gueule entrouverte et je suis prêt à bondir. Les traits de son visage se tendent et il baisse les yeux comme pour ne pas me défier. A mon grondement, il répond par de petits sons calmes, inconnus, incompréhensibles et pourtant apaisants. Alors c’est vrai, ils ont un langage ! Il attrape l’objet d’une main, le met devant son visage, et le pointe dans ma direction. Je fais un bond sur le coté. L’homme laisse échapper un cri, a un mouvement de recul, mais continue de me viser. Sa respiration s’accélère, tous mes sens sont en éveil : il va se passer quelque chose ! J’ai entendu tant d’horreurs qui devraient m’inciter à fuir, mais je ne veux pas laisser ma peur m’envahir. L’heure est peut-être venue de prouver que nous pouvons cohabiter, sans qu’il ne me tue et sans que je ne le dévore…

Tout à coup, son doigt tressaille, il suspend son souffle. J’entends un bruit, comme un caillou qui roule sur un autre. Tout se passe si vite que je n’ai pas le temps de réagir. Rien n’a bougé. Je suis à l’écoute de mon corps, mais je ne souffre pas. D’autres déclics suivent, rapprochés, sans que rien ne change, puis l’homme baisse son appareil et me regarde à nouveau, longuement. Il découvre ses dents, mais je le sens heureux et ses yeux étincellent. « Je sais maintenant n’avoir rien à craindre de toi », semblons-nous nous dire.

Des hurlements nous font sursauter. Quelques loups se rappellent à notre bon souvenir et il me faut les rejoindre. Je me redresse et immédiatement l’homme fait de même. Il tient toujours précieusement son appareil dans la main. Je pense, naïvement sans doute, que dans cette boîte il y a quelque chose qui permettrait de prouver que ni l’un ni l’autre ne sommes des animaux sanguinaires. Les temps anciens n’auraient colportés que des légendes obscurantistes et ridicules, puisque j’ai la preuve que l’homme ne tue pas sans avoir faim.

Je pousse aussi un hurlement pour prévenir les autres de mon retour et éviter leur venue. Ils ne comprendraient pas. Je m’apprête à les rejoindre quand l’homme se met brutalement à hurler et gesticuler dans mon dos. Effrayé, sans comprendre cette volte-face, je bondis dans les fourrés, juste assez vite pour entendre un autre déclic rugueux, sourd, et un bruit assourdissant à mes oreilles. Le caillou juste à mes côtés se brise et ses éclats brûlent mes flans. Un autre homme est là, caché derrière un tronc à me viser avec un plus long appareil. Voyant que je lui échappe, il s’en prend violemment à celui qui, je viens de le comprendre, m’a sauvé. Je veux lui témoigner ma reconnaissance, mais une meute d’hommes surgit, accompagnée de chiens qui aboient à étourdir mes sens. Je ne peux que fuir pour rejoindre les miens. Déjà nous disparaissons dans les fourrés enveloppés par la nuit amicale.

Mon clan va être conforté dans ses certitudes de haine. Et même si j’ai trouvé un homme qui m’a respecté, nous avons surtout retrouvé des ennemis pour lesquels nous ne serons toujours, comme dans les temps les plus obscurs, que la proie d’en face.

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