Surprise, je la rencontre au détour d’un chemin alors que je me promène dans ce village assoupi, inerte, désert. Pas un bruit, pas un frôlement ne chatouillent mes oreilles ; pas d’ombres furtives ne se glissent dans les venelles ; aucun cri ne surgit d’un jardin dérobé laissant deviner la présence d’enfants ; pas un rideau ne bouge dissimulant des yeux curieux ou une âme en quête de vie ; aucun écho, même en sourdine, d’un poste de radio. Cela fait un moment déjà que je sillonne entre les granges, que je déambule, à l’ombre, dans des ruelles inanimées. Un silence lourd, profond me pénètre, m’envahit et diffuse dans tout mon corps une angoisse paralysante et l’idée tenace et saugrenue d’être la dernière survivante, avec quelques mouches égarées, de ce patelin.

Avec un sursaut, et je crois bien un cri de stupeur, je me casse soudain le nez sur une vieille femme informe, couverte de noir de la tête aux pieds. Je ne dis pas habillée, car ce qu’elle porte ne ressemble à aucun vêtement. Une superposition de tissus sombres l’enveloppent, dont un noué autour de ce qui devrait être sa taille. N’apparaissent qu’un visage ratatiné à l’expression énergique ; quelques mèches de cheveux s’échappant d’un fichu, où je repère des broderies effilochées aux couleurs passées ; et des mains usées et déformées par trop de labeur. Je me sens propulsée vers un autre temps, vers une grand-mère à l’aspect d’antan, à la générosité des rondeurs, la douceur des yeux et le réconfort des bras.

Elle m’attendait. Ou du moins, elle attendait que quelqu’un passe.
– C’est si calme ici, j’ai du plaisir si je peux bavarder un moment.
Sans me demander mon avis, elle m’invite à m’asseoir sur un banc installé à l’écart du chemin, en plein soleil. Je me sens intimidée, n’ai pas vraiment le choix, son invitation ressemble plus à une injonction et puis, après tout, je suis contente et soulagée de rencontrer quelqu’un. Cela dissipera mon angoisse.
– Mettez-vous de ce côté, l’ombre arrivera bientôt, je reste au soleil, il ne me fait pas peur depuis les années que je le fréquente. Il me réchauffe, j’ai tellement besoin de chaleur.
Nous nous installons.
– C’est pour cela que je m’habille en sombre et avec autant de couches, j’ai tout le temps froid.
Elle offre son corps emmitouflé aux rayons ardents.
– Pourtant le sang circule dans mes veines et je suis souvent en mouvement, je ne comprends pas pourquoi, je suis toujours gelée.

Puis en me regardant :
– Vous n’êtes pas d’ici, je ne vous ai jamais vue et je connais tout le monde, le village n’est pas si grand. Les plus jeunes, j’aurais tous pu les voir naître, je suis la doyenne, mais je ne vous dirai pas mon âge, cela peut vous sembler bizarre mais j’ai encore cette coquetterie. Et vous, vous pourriez être ma petite-fille. J’en ai neuf, neuf petits-enfants. Je ne les vois pas souvent, la vie leur mange tout leur temps. Mais ils sont braves, travailleurs et honnêtes. Je ne sais pas s’ils sont heureux. C’est si difficile de l’être. Vous êtes heureuse vous ?
Sans attendre ma réponse, elle continue son monologue :
– Je lis chaque jour le journal et je me rends compte de la dureté du monde et de la vie aujourd’hui, des difficultés de mener de front plusieurs activités; tout va très vite, les exigences sont élevées, la pression énorme, les familles sont dispersées et ne peuvent plus se soutenir. Voyez, je pourrais encore leur rendre quelques services, mais ils sont trop éloignés. Ce qui n’est pas plus mal quand je pense… Nous vivions tous dans le même village quand ce n’était pas dans la même maison. Pour l’entraide, c’était plus facile. Mais, parfois, elle arrivait lorsqu’on ne la voulait pas, lorsqu’on ne demandait rien. Ce n’était plus de l’entraide, c’était se mêler de ce qui ne les regardait pas.

L’ombre commence à arriver; elle a déjà recouvert une partie de la bâtisse en face de nous. Je me redresse sur ce banc de bois, le dos droit, le visage tourné vers cette femme maintenant perdue dans ses pensées. Je reste silencieuse. Elle reprend :
– Cette impression de ne pas être maître de sa vie car tout le monde s’en mêle. Oh quand je dis maître ! Je sais bien qu’il y en a Un plus haut qui régente tout. Mais il y a quand même des décisions à prendre, des choix à faire, des intuitions à suivre, des inclinations auxquelles succomber. Et ils croyaient tous mieux savoir que la jeune fille que j’étais ce qui était bon pour moi. Et quand on a été élevée dans une bonne famille conservatrice, chrétienne, catholique, on ne se rebiffe pas, on obéit avec respect et humilité. Mes parents montraient leur affection à coup de discipline, commandement, règle, ordre, et je les aimais en retour, docile, polie, soumise, résignée.

Je sentais sa voix vibrer sous des accès de colère longtemps contenue. Après une pause, elle poursuit :
– C’est là que j’ai commencé ma pelote, que j’ai enroulé mes premiers fils. Plus je sentais la révolte monter en moi, plus les fils étaient durs et tendus. Inconsciemment bien entendu, je sentais simplement un nœud au creux de mon ventre. Quelquefois, il disparaissait complètement. Comme lorsque j’ai rencontré Aldo, un italien venu chercher du travail dans nos contrées. Il était si beau. Nous sommes tombés follement amoureux et avons pu nous voir, en rusant, de nombreuses fois. Je me sentais légère, belle, vivante, prête à tout pour vivre cet amour. Lui aussi était épris, mais plus clairvoyant que moi. Il se doutait que nous ne ferions pas le bonheur de mes parents quand j’étais confiante et prête à le leur présenter et à clamer haut et fort notre amour. Hélas, j’ai été douchée, comme dirait l’une de mes petites filles, cela a été un drame incompréhensible pour moi, comme si je leur présentais le diable en personne. Un étranger, d ont on ne connaît ni la famille, ni les biens qu’elle possède, ni le pays, ni la langue. Mes sentiments, mes larmes, mon désespoir ne faisaient pas le poids. Par contre, ma pelote s’est alimentée de fil de fer barbelé.

Son flot de parole s’est calmé au moment où l’ombre atteignait son coin de banc. Elle se retourne vers moi, me regarde avec ses yeux vifs, voilés à l’instant par cette vieille tristesse qui s’est soudain invitée dans cette après-midi de fin d’été.
– Pourquoi je vous raconte tout cela ? Je n’en ai jamais parlé vous savez.
Elle secoue sa tête, soupire et continue :
– Humiliée, révoltée, malheureuse, brisée, mais soumise, je nourrissais ma pelote de toute ma rancœur. Mon ventre me faisait souffrir, mais je ne me plaignais pas et vivais cela comme une offrande à cette liaison interdite. J’expiais une faute que je n’avais pas commise. Du temps a passé, mes parents ont fini par me dégoter un « beau parti ». Il avait du bien, on connaissait sa famille et sa maison n’était pas très éloignée. Il me faisait rire, était bon vivant. Plus tard, je l’ai découvert buveur, paresseux et envieux, doté d’un esprit conservateur, obtus et borné. Je passais du joug de mes parents à celui de mon mari. En bonne fille et brave femme représentative de ma génération et de ma région, j’avalais les couleuvres. Et comme j’avais reçu une bonne éducation, je n’ouvrais pas la bouche en mangeant et ne parlais pas lorsqu’elle était pleine. Et s’enroule la ficelle autour de ma pelote, quelques tours bien serrés. Je m’ habituais à ces maux de ventre, la fatalité sans doute. Quelques tisanes ou décoction n’en sont pas venus à bout. À la naissance de mes enfants, les douleurs se sont atténuées. Un peu de bonheur desserre le nœud et relâche la tension. Et tout cet amour contenu, j’ai pu le reporter sur eux. Et ils me le rendent bien. Il m’a alors été plus facile d’accepter ce mari que je n’avais pas choisi, devenu avec les années bon à rien. Je me suis faite une carapace, j’ai avancé le poing dans la poche, j’ai enrichi ma pelote. Les enfants sont partis faire leur vie ailleurs, une vie exigeante, mais choisie librement. Le mari est parti aussi, au cimetière. Et je me suis sentie libérée.

– Une liberté que je paie cher, parce qu’elle est là, ma pelote, grosse et pesante logée au creux de mon ventre. Elle s’épaissit et s’alourdit de jour en jour, de solitude, de non-dits, de regrets de ne pas avoir osé m’affirmer. Je la sens. Il m’est impossible de l’oublier, elle prend une telle place. Et cette douleur, qui souvent s’en échappe pour rejoindre cet autre plantée dans ma tête et qui bouffe tout mon être. Je ne suis alors que souffrance. Est-ce une seule et même affliction, s’est-elle déplacée ? Je n’arrive plus à identifier l’origine du mal, c’est comme s’il s’était dédoublé. Je me cramponne et attend un moment d’accalmie. Lorsque ma raison retrouve quelque répit et fonctionne à nouveau, je sais que c’est elle, ma pelote, invisible, imperceptible, impalpable à d’autres que moi. Il n’y a que mes gémissements, lorsque je me plie en deux sous le choc d’une nouvelle at taque, qui révèlent à mes proches ma torture et mon incapacité à la soulager.

– Lorsqu’ils me surprennent dans cet état, mes enfants s’affolent, et c’est la ronde des visites médicales qui commence. J’ai subi tous les examens possibles, testé tous les outils à disposition de la médecine moderne. Mon corps a été balayé, visualisé dans ces moindres recoins, me laissant pantelante, épuisée, angoissée à l’idée du diagnostic et cela même si je suis persuadée, au fond de moi, qu’ils ne trouveront pas. Aucun scanner, aucun IRM ne décèleront rien. Et pourtant, j’espère tellement pouvoir la démêler, l’extirper. Ma fille me serine que c’est dans ma tête que cela se passe. Que c’est psychologique.

Elle se tait, agite sa tête pensive, me regarde, se lève, fait quelques pas, s’excuse de m’avoir retenue si longtemps, d’avoir autant bavardé, me remercie de l’avoir écoutée. Puis, après une profonde respiration, ajoute :
– J’ai peut-être trouvé le bout de la ficelle, après tout. Et si je commençais à la dénouer cette pelote !
Il me semble percevoir un vague sourire s’installer sur son visage. Elle me salue, s’en va, puis, soudain se retourne : « Vous ne seriez pas psychologue ? »

 

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