La montagne a tendance à se dresser, devant nous.
Rien n’est têtu comme la pierre – têtus aussi, ceux qui ont tenté d’en atteindre les sommets.
Gravir, escalader, grimper : mais il y a d’autres voies, aussi.
Passer.

La montagne pose son évidence : mais elle peut être but aussi bien qu’obstacle.
A la conquérir, on croit se l’approprier, mais à la franchir, on peut rêver la reléguer.
Un aviateur péruvien, Géo Chavez, s’y est essayé.

Le temps n’est pas propice, nous sommes en 1910, et cette hélice qui fend, qui bruisse, à travers les vents, les précipices…
Géo Chavez décolle de Brig – ou plutôt, de Ried-Brig, pente descendue.
A quoi aspire-t-il ?
Un défi a été lancé : la montagne. Mais sa nouveauté, c’est de viser l’air et non le roc : il s’agit de passer, en aéroplane. L’Aéro-Club d’Italie offre une forte récompense – très peu sont les candidats, Géo Chavez, seul, tentera. Un axe clair, tracer sur les Alpes une ligne d’air, à travers. Rendez-vous est pris, à Domodossola il atterrit.
La première traversée aérienne du Simplon : de la montagne faire sept mers, deux murs – une mort.
Car Géo Chavez s’écrase, à Domodossola : l’exploit au prix de son trépas.

Aujourd’hui quelques monuments commémorent cette aventure : à Lima, à Brig, à Domodossola. Chacun d’eux dit l’arrachement au sol – chacun d’eux dit l’ancrage au sol.

La montagne, souvent, toute hauteur : on se focalise sur les sommets – mais c’est aussi une étendue, parsemée de cols, et un climat, percé par le ciel.
Des mauvais temps.
Des délais, on attend.
Géo Chavez n’est pas un alpiniste – il quitte le rocher, veut s’arracher au plancher.

Et soudain il s’envole, en effet : un décollage en fanfare, au son du pistolet. Oui c’est lui, on le voit, loin là-bas – déja. L’Alpe sera franchie, la Suisse reliée à l’Italie, par les airs, au-dessus du roc : la montagne n’a pas à arrêter les rêves, les rêves qu’on élève au travers d’elle.
Des courants poussent à se fracasser, gorge étroite de Gondo, Monte Leone et Hübschorn de chaque côté, bien trop hauts, menacent, attirent l’aéronef.
Il est durement secoué.
Il ne s’agit pas de gravir, il faut passer.
La montagne est un milieu.

Il y a le rocher bien sûr – il y a les vents, les courants, les ascendants, les tournoyants. Il y a les peurs. Et il y a l’altitude.
L’Alpe est une hauteur, mesurée : 2000 mètres, l’avion, potentiellement, peut voler plus haut.

Pas beaucoup. 1647 mètres à Blackpool en août, 2652 mètres à Issy en septembre. Cela devrait suffire pour le Simplon.

Et il passe, oui – le Simplon il le franchit.
Certains l’ont vu, certains l’ont dit. Il a fait ce qu’il avait promis : « Quoi qu’il arrive, on me trouvera de l’autre côté des Alpes. »

Simplon Kulm, une foule enthousiaste salue l’aviateur.
Oui, il a passé. Il est passé.
Une voie que nul autre avant lui… Un passage en hauteur.

Là où la traversée aérienne d’une eau est surtout un relais, franchir la montagne par les airs s’apparente à une percée. Il ne faut pas que survoler – il faut, en outre, frayer un chemin.

De Suisse en Italie, ou d’Italie en Suisse : selon qu’on passe dans un sens ou dans l’autre, on cherche sans doute autre chose, le refuge ou la route, l’abri sûr ou l’air libre. Le Simplon-Orient-Express, véhicule de tant d’imaginaires, n’a laissé que peu de récits sur les trajets Constantinople-Paris. Napoléon voulut le Simplon, pour l’Italie. Peintres et apprentis passés par ici : cap sur l’Italie.
Géo Chavez, lui aussi, prend ce parti.
Tout cela a mal fini.
A Domodossola, on ne sait pourquoi –
il s’écrase.
Là.
Avion défectueux ? A cette altitude, le gel peut endommager l’appareil.

« Plus haut, toujours plus haut », dit-il, et ce seront ses derniers mots. Est-ce important, la légende ? « Arriba, siempre arriba ». Géo Chavez aura les deux jambes brisées, le deux ailes de son Blériot brisées.

L’Alpe, un Blériot qui lui traverse le col, elle n’a peut-être pas aimé. Certains lui prêtent un corps animé.
(Ils ont peut-être tendance à s’aviner.)

La montagne implique, de fait, la chute. Le ciel, d’autant plus. Retomber, plus lourd que l’air, sur le sol, sur la terre, s’écraser – mais non se taire.
Car il y a, aussi, le fracas.
Car il a passé.
Car il l’avait dit.
Géo Chavez, pionnier. Tragique marchepied. L’élévation, au fond, il ne la visait que par l’horizontale : ni Icare, ni Moïse, Géo.
Plutôt franchir – voler, enfin.
Face à une masse de pierre, de roc, de minéral – il a choisi de prendre les ailes, les vents, les courants.
Plutôt que de gravir – traverser.

Or cette trajectoire, cette courbe, cette ride, c’est cela qui, sans nier la géographie, l’incline pourtant – en dessinant, par-dessus, une forme d’arc.
Passer ainsi, ce n’est pas s’élever, ou chercher du divin – c’est poursuivre un chemin, toujours humain. Avec l’aide de ce qui est déjà, mais à peine, une machine.

Tant d’autres, abrutis, philosopheront du haut des airs, qui d’un ballon, qui d’un hélicoptère, leurs noms je préfère les taire. Mais Chavez est encore dans la masse, celle de l’air, celle aussi de la terre, il s’arrache mais n’applatit pas, il s’envole mais n’abaisse pas ce qui glisse sous lui, il maintient le relief, autrement.

Il lutte contre les vents, mais aussi avec eux, il les retourne et les accompagne – sans cela il ne peut rien. Il lutte contre les parois, mais avec elles aussi, il les détoure et les surligne – sans cela il ne peut rien. Ce n’est pas qu’un combat, c’est aussi une danse : son Blériot vole difficilement, il est ballotté par le vent, il ne peut pas s’en tenir au compas, il doit tenir un pas. Son rythme n’est plus le pas qui gravit, en contact avec la sente et l’éboulis – mais l’avion qui se cale et anticipe sur l’air, joue sa place face à la pierre.

Il relie deux points par un passage : il ouvre une voie. De son point de départ à son point de chute, il n’y a ni ligne de fuite ni de ligne de force, mais une esquisse.

Géo Chavez est-il un héros ? Peu importe. Bien des exploits agacent, bien des héros lassent.
Son aventure est un passage. Et celui qui passe n’a pas vocation a être retenu.

Mais le vol de Chavez est aussi un tracé. Il marque et relie.
Il a su non seulement s’arracher au roc, mais arracher la montagne elle-même à sa pesanteur, il l’a emmenée avec lui dans son exploit, il a mêlé sa rocaille aux airs pour la faire participer et se déployer autrement – comme une rondeur.

Qu’est-ce que vouloir dépasser la montagne – non pas la nier, mais l’annuler comme obstacle et comme sacré ? Rien à voir avec une conquête territoriale. Celui qui escalade un mont plante souvent un drapeau, ou dresse une frontière – mais traverser un col, passer en vol, c’est autre chose. Chavez n’abat aucune barrière, aucun mur : mais il ouvre une piste, ose une tenue. Il l’a volé à la montagne, son passage.

C’est un geste avant tout ; une élégance en somme ; qui ne fait fi ni de la montagne ni des hommes ; mais qui ne s’arrête pas. Un regard à droite, un regard à gauche, puis le saut ; comme sur la photographie fameuse, le Vopo.

On peut échouer à abattre des murs, des barrières : mais risquer un chemin, tenter le lien, c’est montrer une posture, une manière.

La montagne a tendance à se dresser, devant nous – plutôt que de s’y coller pour en voir jusqu’à la dernière pierre, on peut choisir de s’étirer, pour caresser ce qu’il y a derrière.

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