Vu de l’extérieur Grégoire n’avait rien d’un mégalomane. Il travaillait sans passion dans une petite entreprise et passait le reste de son temps à examiner les agissements des autres, toujours assis à la même table sur la même terrasse. La nuit, Grégoire lisait : il cherchait à comprendre.
Tous les jours, après le travail, il se rendait au « Café du Boulevard ». Invariablement, il traversait l’esplanade populeuse, disparaissait un instant à l’intérieur pour attraper un quotidien, puis ressortait prendre place à son poste d’observation, dos à la grande vitrine de l’échoppe. Invariablement, quand le clocher sonnait les trois coups de six heures moins quart, il déployait les pans froissés de son journal. Grégoire agissait ainsi pour se donner une contenance : les nouvelles du monde ne l’intéressaient pas. S’il s’asseyait là, c’était pour étudier les autres. Et pour analyser leurs comportements.
Les autres l’intriguaient. Depuis tout petit, il sentait que lui était différent. Et bien que quelque chose de profond en lui eût à de multiples reprises formé l’intuition qu’il devait être, selon ses propres critères, supérieur à ses congénères, Grégoire ne se permettait pas d’y croire une seule seconde. Cette idée, il l’avait toujours vigoureusement repoussée. Son âme opposait une irrépressible répugnance à toutes les manifestations de l’ego. Et celles du sien en premier. Il méprisait tous les élitismes, toutes les formes de l’orgueil. D’après lui, une modestie toute naturelle lui interdisait formellement de se mettre à part et à plus forte raison au-dessus des autres. De se comporter ainsi n’eût pas été – selon ses propres termes – très élégant. En vérité cependant, ce que Grégoire se flattait d’appeler humilité n’avait rien de naturel : il s’agissait de la combinaison d’une certaine pudeur, des effets d’une éducation humaniste, trop altruiste, et d’une inquiétude légitime mais inavouée vis-à-vis des réactions qu’aurait suscité une mise en avant trop prononcée – forcément déplaisante – de sa propre personne par lui-même.
Grégoire avait appris les bonnes manières à l’âge où l’on assimile sans comprendre, à l’âge où les choses sont comme elles sont. Et depuis le tout début de son instruction, il avait pris un plaisir littéralement inouï à pratiquer les règles de la politesse. II les exerçait avec un talent désinvolte, les testait à la moindre occasion et en éprouvait les effets avec bonheur. Cela l’amusait. Il en avait si bien intégré toutes les subtilités qu’elles avaient fini par devenir une deuxième nature. Observer scrupuleusement les convenances et les adapter imperceptiblement aux situations sociales était sa vocation. Il en avait fait un art. De fait, il mettait un point d’honneur à toujours demeurer attentif aux autres, à se montrer discret et silencieux et à faire preuve d’une courtoisie exemplaire, doublée d’une déférence presque exagérée. Il était si prévenant que pour se rendre à son travail, il ajoutait cinq minutes à ce qu’aurait duré le trajet afin qu’il puisse, au cas où un piéton se serait présenté pour traverser, l’inviter à passer en toute sérénité et le gratifier de surcroît d’un geste aimable et d’un sourire débonnaire. Virtuose de la courtoisie et des civilités, Grégoire le savait bien: se montrer poli demande du temps.
Pour lui, gêner autrui de quelque manière que ce fût relevait du sacrilège. Mieux valait prendre sur soi. Alors même que tout désignait qu’il avait été injustement traité, il faisait toujours passer le confort des autres avant le sien et ne se rebéquait pas. Protester, c’est insolent et égocentrique, pensait-il. Et de toute façon tout cela n’avait aucune importance. Grégoire, en faisant profil bas, assumait et saurait s’adapter. De plus, comme il tenait ces qualités en haute estime, il en tirait fierté, sagesse et satisfaction. Rien que pour lui et à l’insu des autres.
De prendre sur lui et de se montrer responsable, même pour les actes impénétrables commis par les autres, remplissait sa vie de sens: là était son devoir. Pour lui, rien de plus facile. Et à chaque fois qu’il l’accomplissait, il se trouvait grandi dans son amour-propre. De plus, cela en valait la peine : Grégoire était bien conscient que sa constante amabilité, ses politesses et sa pratique assidue et franchement anachronique de la civilité lui avaient ouvert grand toutes les portes. Déjà depuis tout petit, à l’école. Tous ses efforts avaient fait de lui une personnalité parfaitement intégrée, bien que particulièrement singulière, et très appréciée dans la petite ville où il habitait. D’ailleurs, à de nombreuses occasions, les autres le lui avaient fait remarquer:
– Monsieur, c’est incroyable, vous êtes toujours souriant et affable ! Vous avez l’air si heureux… Comment faites-vous?
Et il répondait, toujours sincèrement étonné et manifestement mal à son aise :
– Oh! Merci… Euh… Je ne sais pas ! Vraiment… Excusez-moi !