Le 29 juin, ils ont quitté l’alpage des Traverses pour monter aux Pas. Un frère, trois sœurs, trente-six vaches, dix-huit cochons, quinze chèvres, deux petits bergers d’une douzaine d’années. Le cheval – brun aux pieds noirs – porte les provisions. Les quelques affaires personnelles sont répartis dans des hottes. Une main s’appuyant sur son bâton, l’autre agrippée à la queue du cheval, Gustave ouvre le chemin. Les derniers névés fondent au soleil. Il fait beau, presque chaud, le chant monotone des grillons se mélange au son rythmé des cloches. Le dos de Céline est mouillé sous la hotte et sous sa grosse veste aux manches trop longues, le foulard couvre presque ses yeux. Les vaches sentent l’herbe fraîche plus en amont. Elles pressent le pas.
On ouvre le chalet, sort les paillasses, installe le chaudron. Les deux bergers surveillent le troupeau. Une jeune vache rouge et blanche refuse la place qui lui est destinée. Gustave la met à l’ordre d’un coup de bâton.
Céline aurait préféré la mettre ailleurs, la petite Hirondelle, méprisée par les autres. Maigre, le dos courbé, des traits de coups de cornes sur les flancs. C’est Céline qui la trait, Gustave ayant choisi les vaches les plus costaudes, puis Denise et Innocente les plus dociles. Elle pense à Chamois, une jeune vache de l’an passé, qui, chassée par les autres, s’était coincé la tête entre deux poutres. Il avait fallu en scier une pour la libérer. Céline pose son seau. La vache piétine. Céline s’installe et commence la traite. La vache piétine encore. Du calme, Hirondelle. Un coup de pied dans le seau, le lait coule sur le plancher et sur le tablier. Méfie-toi des bêtes qui font pitié, lui avait dit la maman quand elle avait trait sa première vache. Combien de vaches a-t-elle trait depuis ? Impossible à dire. Céline ramasse son seau.
Au lever, Céline allume le feu au coin du chalet. Elle pose une casserole de pommes de terre à côté de la braise, prend son palon et rejoint les autres qui sont déjà en train de racler. Le lisier est poussé dans les fosses au bout des écuries. Après la traite, Innocente fabrique le fromage. Une grande meule de quinze kilos à chaque fois. Elle met la présure, tranche, travaille et moule la pâte. Puis le sérac. Denise trait les chèvres pour les six veaux gras. Céline s’occupe des cochons et de la cuisine. Et quand il y a de la visite, elle sert le café. Les discussions, c’est pour Gustave, Denise et Innocente.
Les vaches sont en champ. Les cochons ont fini leur promenade matinale. Céline part avec son panier couper des chardons qu’elle va leur cuire dans du petit lait. Sur la crête, un troupeau de mouflons, venu depuis la Méditerranée il y a quelques années. Immobiles, les bêtes l’observent un moment, avant de se retourner brusquement vers la haute plaine de l’autre côté de Cuboré. Un bref instant, l’envie prend Céline de monter sur la crête, suivre les mouflons, les yeux rivés vers d’autres horizons. Elle prend sa serpette et se met au travail.
Le soir, le vent, l’orage. On allume les cierges bénis, on prie le chapelet. Les vaches ne bougent pas dans leurs écuries, mais les cochons ne cessent de pousser des cris stridents.
Quand Céline sort avec son panier le lendemain matin, les vaches broutent juste en bas du chalet, parfaitement alignées. Céline se dirige vers le haut. Sur le premier plat, elle s’arrête. Une vache s’acharne sur une autre. Retour, Marguerite ! La grande Simmental recule. Retour, Hirondelle ! Mais celle-ci ne réagit pas. Un coup de bâton du berger. Céline soupire et se retourne. Son pied bute sur quelque chose. Là, roulé en boule dans l’herbe, un petit mouflon. Blanc, noir et brun, avec une jolie tache brune à travers son museau. Céline le soulève. Il doit avoir une semaine à peine. Il tremble. Céline ôte sa veste, enveloppe la petite bête et l’installe dans son panier.
Gustave est descendu à Champéry avec le cheval, faire des affaires. Pour les foins, il a engagé un jeune homme du Sud, les gens du village étant déjà tous pris. Mais Barthélémy porte sa charge comme les autres. Quand il n’y a pas de travail en bas, il part se faire des tours par-dessus le Col de Cou et, sur le retour, s’arrête des fois au chalet avec une bouteille de Génépi. Céline lui a préparé une paillasse à la grange en dessus de la grande écurie. Le soir, il sort son couteau Opinel et, en sculptant, raconte ses voyages qui l’ont amené jusqu’à la mer, où il a travaillé sur des chantiers navals. Le bateau qui a coulé, six hommes y sont restés. Gustave parle des alpages, des clients, de la famille. Le voisin qui s’est fait foudroyer, c’est lui qui l’a amené en bas aux Crosets, sur la luge tiré par le cheval. Noir il était, méconnaissable. Son domestique, qui a eu un bonnet de Lourdes sur la tête, est devenu sourd. Le haut du bonnet et les cheveux ont brûlés, mais pas le bord avec l’inscription : « Sainte Marie, priez pour nous. »
Céline sert le café, suivie de son mouflon. Barthélémy rit. Gustave s’amuse à répéter à Céline que son cabri sera bientôt bon pour la viande. Il faudrait lui apprendre des petits tours, dit Barthélémy, et l’amener dans les villes. Ça ne te dirait pas, Céline, de voir autre chose ? Gustave l’interrompt. Demain, on descend aux foins, le vagabond. Céline part se coucher.
Pendant la nuit, la neige est tombée. La montagne brille au soleil levant comme une boîte à bijoux. Gustave accompagne Barthélémy pour faire avancer la fauche.
Attends, Céline, j’ai quelque chose pour toi. Barthélémy sort de sa poche un petit mouflon sculpté en bois. Tiens, un compagnon pour ton petit ami. Gustave tire sur le collier du cheval, les hommes se mettent en route.
Une semaine passe, peut-être deux. On se lève à trois heures pour traire. On déjeune. Des pommes de terre et un morceau de fromage. Et de la chicorée. Les petits bergers boivent du lait. On sort les vaches. On fabrique. On mange. Des pommes de terre et un morceau de fromage et du lard. On prie le chapelet. On frotte et on tourne les meules. A deux heures de l’après-midi, on rentre les vaches, on les trait, on les sort. On fabrique. A huit heures, on rentre les bêtes pour la nuit. On mange. On se couche.
Un soir, Barthélémy revient. Céline, demain, tu viens avec moi. Le matin, il s’accroupit sous les vaches, en face d’elle, et trait les deux pis de son côté. Il attrape le seau quand Hirondelle tente de le faire tomber. Céline sourit. Lui aussi. Ils partent de bonne heure. Ils montent le Pas de Chavanette au soleil levant. Au contrebas, le petit hameau d’Avoriaz. Ils tournent à gauche, passent sur la crête jusqu’au Col de Fornex. Ils s’assoient. Devant eux s’étendent les sommets, que des sommets. Un à côté de l’autre, à perte de vue. Des sommets, de la neige. Du gris et du blanc. Céline sent le vertige l’envahir. Là-bas, regarde, le Mont Blanc. Et derrière, depuis Chamonix, on peut descendre jusqu’à Nice. Voir la mer, les champs de lavande, les acacias. Céline ferme les yeux et se laisse bercer par la douce musique de sa voix.
L’été touche à sa fin. Les clients vont bientôt venir récupérer leurs bêtes et leurs fromages. Barthélémy est redescendu au village. On amène les vaches en pâture sur les rochers sous la crête de Cuboré. Le mouflon de Céline les suit.
Un soir, alors que des gens sont venus acheter des fromages, on rentre les bêtes plus tard que d’habitude. Il manque le mouflon. Sur la crête, les silhouettes du troupeau. Céline fait tourner la sculpture dans ses mains. Reviendra-t-il ?
Les jours passent. On prépare la désalpe. Gustave descend souvent à Champéry pour vendre les vaches qu’il a achetées en début d’été. Le 2 septembre, ils vont redescendre aux Traverses. Un frère, trois sœurs, six vaches et deux chèvres. Il faudra appuyer le toit de la petite écurie qui risquerait de s’écrouler sous le poids de la neige. Pendant l’hiver, six mois durant, l’alpage et ses bâtiments resteront cachés sous plusieurs mètres de neige.
On rentre les vaches pour une dernière nuit. La bise souffle fort, il fait cru. On se met à table. Gustave parle avec les parents des petits bergers qui sont venus chercher leurs enfants. Le cœur de Céline bat fort. Elle frotte ses pieds l’un contre l’autre. Comment savoir sans se trahir ? Enfin, elle prend la parole. Barthélémy, qu’est-ce qu’il est devenu ? Gustave se retourne à peine. Ce matin, il a pris sa paye et il est parti par le Col de Cou. Sûrement pour travailler dans une des auberges autour du Mont Blanc durant l’hiver. Et il reprend sa conversation. Céline sursaute, son cœur s’arrête. Le Mont Blanc. Chamonix. Nice. La mer. Elle court dans la chambre. Les mains tremblantes, elle attrape le mouflon en bois, le fourre dans sa poche et s’élance dehors. La nuit est noire sans étoiles, les nuages gris. Monter le torrent par la Patenaille. Céline court presque. Sa tête brûle. Elle distingue à peine le sol. Les premières pierres roulent sous ses pieds, elle trébuche. Elle se rattrape. Elle grimpe. Elle ne sent plus son corps, ni ses larmes, ni ses joues en feu. Sous la crête, le talus se fait de plus en plus rapide. Céline s’agrippe dans la grosse herbe au bord du torrent asséché. Elle ne voit plus rien. Une pierre roule sous son pied, puis une sous l’autre. Elle se rattrape avec peine. Ses mains se font écraser. Du sang coule. Elle se relève. De nouveau, des pierres roulent sous ses pieds. Un vent glacial balaye la montagne. Céline tombe à plat ventre et glisse en bas dans le pierrier. Elle se laisse faire. Des larmes chaudes coulent sur ses deux joues. Puis sa course s’arrête. Un grondement dans les nuages. Les premières gouttes de pluie. De sa main, elle tâte le mouflon. Il est brisé. Epuisée, Céline ferme les yeux. La tempête se déchaîne. Des masses d’eau dévalent le torrent à grand bruit. Enfin, la pluie cesse, le torrent se calme. Les larmes ne coulent plus. Quelque chose effleure sa joue. Un corps se blottit contre le sien. Elle n’ose pas bouger, respire à peine. Il est revenu. Céline laisse glisser une main sur sa nuque. Puis elle s’endort.