D’un coup, vers 28 ans, quand brutalement le choix des possibles était devenu infini, Lénina perdit pied. Il n’y avait plus de haut, plus de bas, plus de bien, plus de mal, plus de beau, plus de laid. Lénina ne le savait pas encore, mais la masse critique avait été atteinte. Dans l’interaction de toutes les informations qu’elle avait acquises au long de toute son existence se manifestaient quotidiennement des incompatibilités. Cela était normal et leur existence ne lui avait jusque-là posé aucun problème. Au contraire, pour elle, ces contradictions figuraient une représentation de la multiplicité des points de vue et de la diversité – noble et louable – du monde. Quand son esprit ne parvenait pas à les assimiler en les expliquant, il pouvait les souffrir sans les comprendre, les tolérer, voire, dans une certaine mesure et quand cela s’avérait nécessaire, les méconnaître. Mais leur nombre sans cesse croissant avait fini par atteindre un seuil fatidique : ces discordances, devenues d’un seul coup trop nombreuses, son esprit ne put plus les supporter. Passé ce point il n’y avait plus de logique, plus de compréhension possible. Passé ce stade rien ne fonctionnait plus. Lénina était parvenue au palier au-delà duquel son subconscient, mortellement intoxiqué par un trop grand nombre d’antilogies, avait ordonné pour sa sauvegarde une régurgitation totale des acquisitions de la raison, une tabula rasa, un suicide dialectique. Dans un spasme Lénina s’était vomi. Tout était ravagé, balayé par le souffle d’une explosion intestine, dévasté par le sentiment lancinant que tout ce qu’elle avait dégueulé ne pouvait être que faux. De cette intuition aurait dû naître une certitude, mais l’esprit de Lénina ne disposait plus du matériau avec lequel on érige les convictions.

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