Ça y est : cette fois, Grand-­Maman était partie pour le home. Elle avait dû laisser sa vie derrière elle et se contenter des souvenirs. Tout s’était précipité après sa chute, une nuit, alors qu’elle s’était levée pour observer par la fenêtre qui était l’auteur du vacarme fracassant qui envahissait sa rue. Elle avait glissé : ça a été le début de la fin. Famille, serrurier, médecin, infirmières : un vrai défilé dans sa grande maison habituellement si vide et sans histoire. Des histoires, elle n’en aurait plus, là‐bas. Plus rien à raconter, des journées mornes et maussades, répétitives. Le présent ne faisait plus partie de son monde : elle devrait désormais se recroqueviller sur le bonheur passé.

Maman, Elise et moi devions continuer à vivre comme si de rien n’était, comme si l’univers et l’existence de Grand-­Maman ne s’étaient pas écroulés. On a pris la voiture, sans dire un mot, et on y est allées. C’était prévu : il fallait le faire. Quand Maman a ouvert la porte,  on  a  posé  les  yeux  sur  la  pièce résonant  de  silence  et  on  est  entrées, machinalement, en essayant de ne pas pleurer, de ne pas y penser. C’est comme si  Grand-­‐Maman était déjà morte une première fois ; est-­‐ce que ça ferait moins mal lorsque ça arriverait pour de vrai, lorsqu’elle échapperait enfin à sa terrible ultime demeure d’ici-­bas ?
On s’est réparti les pièces. Maman s’occuperait de la chambre à coucher, le lieu le plus intime, car c’était elle la plus proche. Elise a choisi le salon, parce que c’est là où elle avait le plus souvent vu Grand‐Maman, trônant impérialement sur son grand fauteuil douillet. J’avais besoin de me retirer et de m’isoler un peu : j’ai donc choisi le grenier. Le grenier, je n’y étais jamais allée, avant. J’y mettais les pieds pour la première fois, avec l’attention sacrée de l’archéologue qui découvre un site exceptionnel. C’était là que ses souvenirs étaient désormais entassés, là qu’elle avait laissé son cœur. Je le compris en apercevant les vieux livres reliés recouverts de poussière, les toiles d’artistes inconnus posées à même le sol et les albums épais desquels débordaient de vieux clichés noir et blanc où m’apparaissaient des visages familiers. Grand‐Maman avait lu. Grand‐Maman avait admiré. Grand-­Maman avait aimé ! Elle avait eu une vie, avant.
Je reposai un album et une photo s’en détacha. Elle tomba à terre et je me penchai pour la ramasser. La femme sur l’image avait lâché ses cheveux châtains légèrement ondulés dans lesquels le vent venait jouer. Elle avait les yeux foncés et rieurs qu’un large sourire forçait presque à se fermer et les formes généreuses très appréciées de l’époque qu’une jupe  que  la  mode  avait  désormais  décriée  depuis  fort  longtemps  venait  souligner. Elle  était belle.
En me relevant, j’entrevis mon reflet dans un miroir qui avait été négligemment appuyé contre le mur. La glace y était mise en valeur par un cadre blanc sculpté à l’ancienne qui lui  conférait  une  immense  majesté. Celle que j’y vis était brune, élancée et portait de simples  jeans. Mais dans son visage, sous les traits altérés par la tristesse et la désillusion, perçait la même expression rieuse que celle de la photo. Je m’étais reconnue en Grand-Maman, ou plutôt, je l’avais reconnue en moi.

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