J’avais dix-huit ans. Quarante ans plus tard, je me noie toujours dans les souvenirs lorsque j’y plonge, éveillé, ou par sommeil interposé.
Pourquoi le droit? C’était la filière choisie par mes deux meilleurs copains, et pour moi il s’agissait de m’investir dans mes amitiés plutôt que dans mes études. Puis dans un amour qui s’imposa vers le même âge…
Tout conduisait Dimitri vers le droit, y compris son père, lequel n’ayant pas eu le soutien de ses parents pour réaliser les études qui en auraient fait un juge, souhaitait en quelque sorte rétablir la justice. Et Gregory, surnommé Peck en hommage à l’acteur américain qui obtînt son premier Oscar en incarnant un avocat, y voyait un signe de bonne augure.
Ces amitiés me procuraient nettement plus de joie que n’importe quelle branche scolaire, fût-ce t-elle présentée de façon ludique par le professeur le plus comique, et dieu sait si notre établissement scolaire en recensait ! J’obtenais la moyenne dans la plupart des disciplines, en les préparant sérieusement mais sans excès de zèle toutefois. Manque de convictions. En outre, j’avais une aversion pour la langue grecque, mais paradoxalement, puisque le destin semblait s’acharner, l’amour susmentionné se prénommait Heleni ! C’est dans le cadre d’un échange linguistique, exceptionnel à l’époque – bonus promu posthumément par Desiderius Erasmus Roterodamus – que cette déesse se retrouvât dix mois dans notre pays. Elle était hébergée chez notre professeur de grec justement, ce qui ne représentait pas un exemple d’immersion. Soit, j’allais y remédier… Heleni repartirait ensuite dans son pays où les prédilections étaient plutôt orientées vers le droit grec ancien et le droit byzantin ou post-byzantin. Mais au vu de l’importance mondiale du droit romain, elle braverait l’obstacle linguistique pour embrasser une carrière plus romaniste, à Athènes.
Quant à moi et mes deux autres tiers, Peck et Dimitri, nous allions la suivre là-bas, moyennant notre admission. Une affaire de volonté ponctuée d’une bonne dose de travail. Ce dépaysement allait peut-être me bousculer un peu, éclairer des décisions. Ce serait ma roulette grecque en quelque sorte, moins risquée qu’une roulette russe ! Qui plus est, à presque dix-huit ans, voler en-dehors du nid familial était dans l’ordre des choses.
Dommage que le bât blessât dans l’alphabet des Hellènes. Ah, s’il s’était agi seulement de l’alphabet d’Hélène ! Il m’arriva d’imaginer que ma lacune était inscrite dans mes gènes, comme une phobie. Dès lors, je n’y pouvais rien, j’étais handicapé à vie, sans parler de mon éventuelle progéniture ! Ces schémas de pensée m’apparaissaient en plein jour, alors comment pouvais-je esquiver mes nombreux cauchemars, traducteurs de mon subconscient ?
Mais je m’accrochais à mes amitiés. Par ailleurs, je croyais en une divinité, une justice aussi. Et dans le paradis dessiné par mon âme, ce dieu et cette loi pouvaient être grecs. D’ailleurs, ils l’étaient probablement, ce qui me rendait si petit et faible à leurs pieds. Je leur devais dès-lors mon amour, pas ma haine… Je philosophais! Et me perdais… Quel flou au-delà du présent ! Demain n’était-il pas hors propos? Souvent, au premier bâillement de porte ouverte sur mon futur, je la claquais aussitôt. Carpe diem ! Le reste, du temps perdu ! Comment faisaient donc ceux pour qui l’avenir était tracé ? Pour moi, il se profilait tout au plus.
Mes parents se montraient admirablement compréhensifs et n’exerçaient pas de pression. Par respect, je suppose, plutôt que par désintérêt. Ou encore par stratégie pour me pousser à me prendre en charge. C’en était presque dérangeant, mais je n’allais pas me plaindre. Tout de même, ils devaient bien se demander ce qui me trottait dans la tête. Ils auraient dû le savoir, en me prénommant Philippe…
Oh, j’avais bien conscience de la nécessité, une fois l’âge de rentrer dans la vie dite active, de bosser sur un autre terrain que celui de l’amitié. La maturité me manquait-elle ? Peck et Dimitri avaient su affirmer leurs préférences et leurs choix, pas moi. Alors je les suivais, ces êtres rassurants à l’instar de tant d’expressions qui épaulent l’homme (Les voyages forment la jeunesse et l’esprit ; la vie est faite d’expériences ; l’on apprend de ses erreurs ; il faut les transformer en tremplins ; et cetera).
Les yeux fermés – au sens figuré bien sûr, je plongeai dans les manuels scolaires. Les pavillons bien ouverts, puisque l’apprentissage d’une langue commence par son écoute. J’employai également ma langue, notamment lors des séances de cours particuliers avec Heleni. Celle-ci n’était pas en reste, puisque mes parents la rétribuaient pour ses leçons. Tout de même, ils n’étaient pas dupes. N’importe qui aurait deviné que la belle Hellène et son élève étaient animés par autre chose que par la didactique, surtout lorsque celle-ci les emmenait au parc en courant main dans la main. Mais tant que les affinités entre maîtresse et élève ne nuisaient pas au contrat convenu avec les parents, voire y participaient, ces derniers ne pouvaient qu’applaudir le flirt.
Jaloux, Peck et Dimitri ? Je percevais parfois un petit rire jaune sur les lèvres de l’un ou de l’autre quand nos lèvres à Heleni et moi se touchaient, mais sans plus. Nous étions amis, pour le meilleur et pour le pire ! Par ailleurs, ils comptaient bien se rattraper à la faculté de droit, Heleni ayant promis qu’elle leur présenterait ses meilleures copines. La perspective de cette expérience prochaine en Grèce était heureuse et renforçait notre motivation. Il m’arrivait même d’en parler comme si nous y étions déjà. C’est dire si j’avais changé mon fusil d’épaule ! Une fois engagé dans la partie, je n’osais plus mitiger mon emballement, alors, je faisais taire les trouble-fêtes de ma conscience.
Finalement, hormis quelques coups de cravache assénés avant les contrôles et les examens, la dernière année du secondaire se passa sans trop d’encombres. La bonne humeur générale, contagieuse entre élèves et enseignants, anesthésiait le stress des épreuves et faisait presque oublier l’importance du diplôme final.
Le spectacle de fin d’année était en branle dès le mois de février avec des répétitions hebdomadaires orchestrées par les enseignants. La représentation aurait lieu le lendemain du dernier examen de juin. Chaque année, cela engendrait des discussions parmi les élèves. Comment gérer parallèlement la préparation des examens et celle du spectacle? Si l’on attribuait la priorité aux premiers, il n’en restait pas moins que le second représentait l’honneur et la réputation de notre école et de son directeur. Cet aspect amplifiait la pression inévitablement ressentie par chacun, corps enseignant compris, lequel se faisait également une gloire du succès de ses élèves tant sur les bancs que sur les planches. De toute façon, quant au calendrier fixé pour les festivités de juin, le directeur avait conclu qu’il n’était pas de date idéale, et force était d’admettre qu’il avait raison.
Qu’allions-nous montrer à nos parents, qui reflétait les compétences transmises et apprises ? Je vous le donne en mille : une tragédie ! La qualifier de grecque serait un pléonasme. Aristote lui assignait pour but d’inspirer « terreur et pitié ». Sentiments que j’éprouvais moi-même envers les chérubins qui seraient présents dans les rangs de notre salle des fêtes.
Maints yeux avaient déjà lu, vu et revu Œdipe-Roi, s’ils ne s’étaient pas eux-mêmes trouvés un jour sur le visage d’un des acteurs. Mais comme la tragédie montre plus qu’elle ne raconte, notre interprétation serait plus personnelle, faisant notamment écho à des problématiques d’actualité dans notre pays. Cependant, nous veillâmes à ne pas ajouter de l’huile sur le feu de quelconques querelles communautaires. Je n’ai pas retenu tous les clins d’œil politiques de notre satire. La tragédie de Sophocle me marqua surtout par son côté humain et les ressemblances que je décelai entre le héro et moi-même. Maintenant, je me demande dans quelle mesure mon rôle d’alors n’influât pas sur le cours de mon existence, ironiquement.
Le lendemain du spectacle, surlendemain du dernier examen, je me sentis abattu. Quelles performances en une semaine ! J’avais mangé français, latin, grec à toutes les sauces et je sentais l’indigestion. J’avais une semaine pour me remettre avant la proclamation des résultats dans la même salle des fêtes qui avait vu le visage ensanglanté et les yeux crevés d’Œdipe.
Satis bene. Notre réussite sonna latin. Deux mois entiers de répit avant de boucler nos valises pour Athènes. Mais, le vendredi 13 août 1965 arriva une lettre oblitérée de Paul Ier (Dimitri et Peck reçurent le même courrier). Mon destin n’était pas si tragique : l’université d’Athènes renonçait finalement à accueillir des allochtones, car elle craignait pour ses propres débouchés. Nous n’irions donc pas nous faire voir, c’était tout vu !