Il y eut des cris, puis son visage se broya contre l’asphalte chaude, écrasé par le poids inerte de son corps, au milieu des personnes pressées qui attendaient pour monter dans le bus. La casquette verte roula. Dans sa chute, aucun réflexe, nul geste protecteur : il était tombé comme tombe un cadavre ou un sac et il gisait maintenant, sans mouvement, dans l’exacte position où l’avait fiché l’incorruptible loi de la gravitation : presque accroupi, les bras plus ou moins en croix, le cou désaxé par le poids de son torse qui maintenait fermement sa face contre le sol brûlant. Sa nuque lui faisait mal et il entendit vaguement des exclamations :
– Mon Dieu, mon Dieu !
Incrédule face à ce nouveau coup du sort, il sentait que la seule posture digne à adopter consistait à rester prostré dans une attente immobile et muette : quelqu’un finirait bien par le relever. De toute façon, juste avant la chute, alors que l’implacabilité de ce qui allait se passer lui apparut comme une évidence, il se résigna presque immédiatement à renoncer, une fois de plus, à ce qui lui restait de fierté. Résolu à assumer sans plainte la douleur sordide d’une humiliation publique et celle, mordante, d’une paire de lunettes brisées lardant son front, il avait encaissé le coup sans réagir, convaincu qu’aucune action n’aurait pu ni l’éviter, ni l’amortir. Prenant conscience trop tard – bien qu’avec une seconde d’avance – de ce que serait son futur immédiat, il pressentait qu’après le choc violent, bouger ou laisser échapper un râle, fût-il involontaire, eût été l’aveu définitif de toute sa faiblesse.
Quand on le retourna, ses lunettes brisées tombèrent sur ses cuisses et il se retrouva face à la porte, dans laquelle il pût voir, nimbés dans le halo brillant d’un flou artistique, Lucien et le cafard, la vieille peau, la femme aux camélias et Julie au premier plan, horrifiée, les yeux écarquillés, deux mains couvrant sa bouche béante. Tous portaient sur lui un regard pesant : un cocktail de pitié sincère et de commisération condescendante, saupoudré d’un zeste d’incrédulité. Si le goût léger de ce dernier ingrédient avait disparu aussitôt après la chute, celui, amer, des deux composantes principales resterait encore longtemps après la déglutition contre ses papilles. Cela faisait beau temps qu’on lui avait administré, par d’incessantes petites attentions, la dose létale de compassion qu’un seul homme puisse encaisser. Il ne pouvait plus supporter la sollicitude et la prévenance que lui témoignaient systématiquement les autres, et quand, quotidiennement acculé, il se trouvait obligé de leur demander justement cela même qu’il exécrait le plus, il le faisait avec morgue et comme si cela lui était dû de par sa condition.
Il reprit un peu ses esprits et de toutes les directions il put distinctement sentir fuser les faisceaux biens ajustés des emphases baveuses : sans compter les passagers du bus, sa chute avait interrompu la journée d’au moins trois douzaines de badauds. Quand il comprit que tous étaient restés là, les prunelles fixées sur lui, la nausée l’envahit. Alors que quelques-uns secouaient encore la tête, tous le mataient bêtement. Sans doute la plupart le plaignaient silencieusement, alors que d’autres s’affairaient déjà avec un empressement puéril de tout expliquer à ceux qui étaient arrivés trop tard. Certains le jugeaient lui, alors que d’autres jugeaient le ciel. Certains ressentaient de la peine pour lui et quelqu’un le montra du doigt. D’autres s’imaginaient déjà comment ils raconteraient l’épisode à leurs proches ou à leurs collègues. Tous à leur façon l’intégraient sans le vouloir dans leur mémoire. Pire, d’une manière ou d’une autre, ils l’intégraient tout court : ils le saisissaient par les instruments écachés que leur éducation ou leur culture personnelle présentait à leur esprit, et bien à l’abri à l’intérieur d’eux-mêmes, ils le retournaient dans tous les sens, ils l’examinaient, ils le disséquaient. Puis, de déductions en formulations, ils découvraient presque aussitôt d’abjectes significations. Dans une effusion inextricable de conjectures et d’élucubrations infirmes, ils tiraient des conclusions qui se dénatureraient immanquablement en affreuses opinions, gluantes comme un miel. Ces lâches, ils le pensaient, lui!
Quand son regard torve croisa à nouveau celui de Julie, son corps entier se pétrifia et il ne put plus la quitter des yeux. D’un coup, sa perception de toute la débauche psychologique autour de lui avait disparu. Embarrassée, Julie esquissa un pas pour descendre la marche, mais quelqu’un l’en empêcha :
– Votre livre, madame ! Vous l’avez laissé tomber…
– Euhahouirnerci ! marmonna-t-elle, en baissant les yeux.
Puis, alors qu’elle pliait les genoux pour attraper le bouquin, un couple s’aracha de l’attroupement et sauta in extremis dans le bus, s’intercalant entre Julie et la scène à l’extérieur. La porte automatique se referma aussitôt dans le bruit tussiculeux d’une machine à vapeur. Julie se releva d’un saut et pour revoir l’homme à terre, bouscula le couple et gratta nerveusement la poisse sur la vitre, et du même coup, les motifs qu’il y avait tracés. Trop tard: la rame venait de quitter l’arrêt. Elle ne le reverrait jamais. Lucien s’écria soudain :
– Waaa… Madame ! Comme tu l’as jeté ! Tu l’as versé comme on vide une brouette
Mis à part le bourdonnement du moteur, un silence presque complet régnait maintenant dans la cabine.
L’homme assis, les jambes déglinguées et muet, suivait le bus des yeux.
– Ça va ? s’inquiéta quelqu’un.
– Ça va, monsieur? fit quelqu’un d’autre.
Quand le bus disparut, toujours à terre et toujours sans donner de réponse, l’homme se mit à chercher quelque chose d’un regard fébrile et quand il la vit, il somma hargneusement l’une des personnes qui l’avaient aidé.
– Apportez-moi la chaise
– Bien sûr ! Voilà déjà votre casquette…
– La chaise !