Nous avons visité Madrid
Je n’en ai aucun souvenir
J’en ai revu les photos
Relu le poème d’Enrique acheté dix euros sur la Gran Via
Sueño illisible, plié en quatre
Retrouvé dans un guide touristique

Pour le reste, rien
Si ce n’est la grille du Palacio Real
Un pull rayé, deux pulls rayés
Et des paëllas indigestes
Rien de ton sourire
Que je revois si clairement
Dans toutes les autres villes

J’ai revu ce que tu portais
Mais ne m’en souviens pas
Alors que Barcelone reste lié
A ton vieux manteau rouge
A ton pull en laine multicolore
Allongé au soleil
Devant le Mare Magnum
Prague à ton bonnet à larges bords
A ton manteau gris et noir où nous glissions le champagne
Florence c’était ton chapeau d’homme
Ton gilet – brun en bas rouge en haut –
Sur ton chemisier blanc

Et puis ton sourire encore
Dans les restaus, les musées
Partout ton sourire
Que je ne retrouve pas à Madrid

Je t’ai toujours reliée aux villes croisées
Celle-ci, nous l’avons traversée en fantômes
Ou n’est-ce que moi ? Ou n’est-ce que toi ?

Madrid cela fait trois ans et demi
Notre dernière ville d’Europe
Je n’en ai aucun souvenir

Pourtant

Les villes parlent pour nous
Fixent en un lieu
Ancrent quelque part

J’ai laissé dans les murs sur les trottoirs des villes
Des bribes
Des éclats de moi, de nous, des bruits traversés et des vies croisées
Je pose le pied dans ces villes
Je croise à nouveau
Traverse encore
Reconstruis ton histoire, la mienne, la nôtre à partir de bribes et d’éclats
Tout me revient
Je saisis ressaisis appose les calques
Les mêmes couleurs sont là, ou leur absence

Aux carrefours

Au pied des immeubles

Aux passages piétons

Les poèmes sont des villes

Prague. Delhi. Fatehpur Sikri. Barcelone. Florence. Bombay. Madrid. Martigny. Samarcande.

***

Neuchâtel.

Rue de l’Orée, à ça du jour
Je cherche la juste intonation de mes bonsoirs
Me surprends à boiter, par coquetterie
M’interroge – trop longtemps – sur ce qui reste de la vie lorsque la mort
Stoppe – trop fixement – devant les chats et les souris, les balcons en chantier et les sombres façades avec vue sur la ville

Rue de l’Orée
J’échafaude nos constructions futures et quelques restes de voyages
Laisse filer deux ou trois nuits, sous des fenêtres à peine voilées

Rue de l’Orée

Je suis à l’ouverture du monde

Du monde. Je suis à l’ouverture des portes

Sous les brumes de 2h30
Les hommes les femmes les formes plantées là
Le premier éléphant passé sans bruit dans l’âcre odeur des rues

A l’ouverture des portes

Pays à prendre
Ou à laisser

 

Tout s’y passe aujourd’hui comme avant
Linge claquant sur les pierres
Hommes femmes enfants chèvres et maisons sur rien de terre et tellement d’eau
Tout se passe aujourd’hui comme avant
N’étaient-ce elle et lui
Et lui et elle
Et eux encore, et puis nous, passant au travers de l’image
Aujourd’hui comme avant

Juste moins loin

Juste plus haut
Dans les montagnes
Il m’avait bien semblé t’entendre
Crier mon nom
Parmi les fleurs
Mais la non connaissance de ta langue me laissait le bénéfice du doute

Et ainsi des lourds nuages qui nous poussaient à rebrousser chemin

Dans les jours qui ont suivi je pensai à toi souvent
Conscient qu’une réponse de ma part n’aurait pas précipité le retour du soleil
Mais aurait été comme ces gouttes de gingembre que l’on met ici dans le thé:
Un rab’ de vie
L’espace de quelques secondes

L’espace d’un vide
Car
Au sud du chaos
C’est le chaos encore –

Sans l’alcool recherché, vendu dans des bouteilles de minérales en robes d’aluminium
Je trouve d’autres ivresses à traduire Virginia Woolf
A toujours regarder la vie dans les yeux
A la connaître ensuite pour ce qu’elle est
Et finalement, à la savoir
A l’aimer pour ce qu’elle est
Et ensuite
A la mettre de côté

A nouer des fils d’espoir aux verrières de marbre, sous mon visage resté fantôme
Jusqu’aux cinq heures de route
Jusqu’à Delhi encore, entre les vaches transparentes et dans ce smog de misère
Ton espoir dénoué, sans un fil et sans retenue
Déposé face contre tôle

Et les «Tchalo! Tchalo!» du taximan n’y pouvaient rien: ce jour-là rien ne dégageait, tout restait trop lourd

Et je t’aurais voulue fantôme, petite fille de la longue absence
Mais ton crâne trop réel semblait peser des tonnes, ce jour-là, dans l’une des douze colonnes de voiture de la capitale – cette ville restée de marbre
Et ces prières nouées aux verrières de rien du tout
Et cette vie restée fantôme
Et cette vie restée noyée

Pêcheur

Ce que tu remontes dans ton filet lancé à la main
– La mer jusqu’aux genoux,
La mer jusqu’à ton ventre, jusqu’à
Ton corps entier dans la mer –
Ce que tu remontes:
Un peu d’espoir pour quelques secondes
Puis
Rien
Et
Rien
Et
Rien
Un peu d’espoir encore
Parce qu’il faut bien
Tenir

Par toi

Dormant à même les ordures et les pavés disjoints
Evacuant dans la poussière ce qu’il reste d’espoir et de fatigue
J’aurai compris ce monde
Qui n’est qu’un et un et un
Et parfois prendre forme
Quelle qu’elle soit – humaine s’il le faut

Par toi

(Qui es-tu ?)

Quel jour sommes-nous ?
Quelle heure est-il ?
Où donc ?

A l’Indira Gandhi Airport, trente roupies l’attente
J’entame
Après l’à-travers j’inaugure
D’autres manières de voir et d’aborder les morts, invoque
Nos deux colliers de fleurs, ruisselant sur nos ventres et ces colliers de pleurs, en rivières sur nos âmes

A l’Indira Gandhi
Trois Indiens talkie-walkés et toutes les peines du monde à ouvrir une porte, alors que moi
– Sans talk, sans conversation aucune –
C’est à en refermer une autre que j’éprouve –
C’est seul que je dénoue
Les fils d’or et de misère nous attachant
A ce monde et entre nous

Nous rattachant
Bom-
bay
Hôpital Hiranandani
Une énergie nouvelle
Au goutte-à-goutte

***

Ça y est
Tout est passé
La caravane
Les chiens
Les aboiements

Seul reste
Le vent
L’eau, en rafale
Les éclairages publics
La fumée des usines

Le monde n’est pas mort

Il survit, sans nous
Il fonctionne
Tout fonctionne
Alors, tout est bien

Il fait bon, malgré tout
Nous sommes sortis couverts
Nous avons bien fait

Par endroits, il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors
Pas une caravane
Pas un aboiement

Mais ici, ça va
Tout roule
La caravane et le reste
Tout passe

Tout est passé

Mes vingt roupies restantes ne me rappellent même plus au souvenir du chaos
Sans perdre de place, en trente minutes de marche et quelques mouvements trop brusques, j’ai
– tenté la plus complète des pertes de réseau possibles à cet instant
– cherché une distance pixellaire plus radicale avec les deux ou trois images qui subsistaient en moi
– quitté un travail trop peu en phase avec les 330 millions de réels envisagés
– frôlé réellement la crise cardiaque au moment de consigner tout cela
– espéré – en secret – être encore là demain pour me dénicher un autre job

En une petite demi-heure, j’ai
– croisé le Sphinx de mes livres d’histoire, l’ai salué bien bas – lui n’a pas bougé (et ne fut-ce qu’un chat, peu importe) –
– procédé à une nouvelle appréciation des quelques mouvements brusques du départ, et au deuil des souvenirs

Même pas une heure, dans une nuit jamais vraiment noire
Même pas une heure et j’ai refait ce monde, mes vingt roupies ne pesant plus rien, pesant la terre entière et au-delà
Bien au-delà de trente minutes de marche et de quelques mouvements somme toute délicats
Découpés avec grâce dans le bitume

A ces heures où le soleil hésite entre se casser la gueule et rester dormir à la maison
Il y a cet homme courant à l’envers
Cherchant
Quelque part
Entre mes pâleurs soudaines et tes prolongations de séjour
La certitude d’être né
– Ces heures où le renard marque un temps d’arrêt, balançant de l’homme au fantôme
Où le chat poursuit sa route sans caresse aucune

J’avoue

Aujourd’hui

Tout se mêle

Le quai de chargement de l’office des postes de Neuchâtel me renvoie à l’entrée de l’Hiranandani Hospital à Powai-Bombay
L’esplanade de l’hôtel Beau-Rivage, au bord de l’Adriatique à Pesaro où nous arrivions deux mois plus tôt
Et puis tant de souvenirs encore, d’êtres et de lieux, que je ne saurais démêler

Il n’y a plus de place pour tout ce que je vois, entends, vis, rencontre, échange
J’aimerais résumer ce monde en un mot, qui commencerait par toi

Je suis impatient d’être à tes côtés, où que ce soit

Au tout départ

J’errais au large de Samarcande
A la recherche de toiles
De Raphael
Je me disais
La ville doit s’y prêter, et puis
On devrait de toute manière toujours
Un jour ou l’autre
Errer au large de Samarcande
Les portes
Notamment
Y sont très belles
Et on a toujours besoin
Un jour ou l’autre
De très belles portes
Des trucs à franchir qui aient de la gueule
Alors
Errer au large de Samarcande peut nous assurer ça
Par contre
Pour les toiles de Raphael je sais pas
Raphael je sais pas
C’est toi qui m’a mis ce nom dans la tête
Rapport aux portes peut-être
Il y a des portes dans les toiles de Raphael je sais plus
Sans doute
Si c’est pas ça alors
Ce doit être des trucs à franchir qui ont de la gueule
La robe bleue de la Vierge les eaux vertes du Jourdain la peau de bête de Jean-Baptiste
La robe bleue de la Vierge
Un bleu de Samarcande
Un bleu si beau qu’il serait le seul à pouvoir mériter ce nom
«De Samarcande»
Un bleu de porte de Samarcande
Je connais pas cette ville
Je connais à peine plus Raphael
Je connais les portes
Je connais le bleu
Celui des portes de Samarcande dans les toiles de Raphael plus que tout
Raphael c’est toi qui me l’a mis dans la tête, parce que tu trouves très belles ses toiles, plus que tout aussi
Samarcande c’est moi, moi tout seul et je sais plus pourquoi, moins que jamais
Sans doute avait-on à partager des histoires de bleu
A partager des histoires de portes
A partager des histoires de trucs à franchir qui aient de la gueule
A partager des errances dans des villes inconnues

Entre Samarcande et Raphael on a de la gueule

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